« À vrai dire, c’est précisément parce que les chasses aux sorcières nous parlent de notre monde que nous avons d’excellentes raisons de ne pas les regarder en face. S’y risquer, c’est se confronter au visage le plus désespérant. »[1]

C’est la chasse aux sorcières. Des femmes, des milliers de femmes, sont torturées, violées, tuées dans d’atroces souffrances. Sur peu de choses, on accuse des femmes de sorcellerie. La méfiance règne, et tout devient un possible signe de sorcellerie. Puis, tranquillement, la chasse se tasse. Les femmes ne sont plus tuées ni accusées de quelconque sorcellerie. Il n’y a plus besoins, l’État a réussi à assujettir les femmes, de manière voilée ou non. Le patriarcat triomphe, la femme se retrouve en position de femme au foyer, au service de son cher mari, lui devant obéissance et soumission. Et la chasse aux sorcières n’est plus qu’un lointain souvenir. Pourtant, ce souvenir résonne toujours très intensément, aujourd’hui. Plusieurs des enjeux de la condition de la femme découlent directement de la période des chasses aux sorcières. La pression de fonder une famille et les jugements entourant les femmes ne voulant pas d’enfant; la perte de « valeur » et de « capital érotique » en vieillissant qui mène à une phobie de vieillir, et tout ce qui peut y être inclus pour tenter de contrer le phénomène de vieillissement, comme les interventions chirurgicales, les teintures, le maquillage, les millions de produits « anti-âge » vendus tous les ans (alors que les hommes prennent de l’assurance et de la sagesse en vieillissant); l’iniquité au niveau de la charge mentale entourant la gestion d’un ménage (avec ou sans enfants); la difficulté à se trouver un métier rapportant un salaire aussi important qu’un homme dans les domaines typiquement féminins sont toutes des conséquences découlant de l’Inquisition, pour lesquelles les femmes se battent encore aujourd’hui, en 2021. Les choses ont avancé, certes, mais toujours pas au point d’être optimales. Pourquoi? Pourquoi est-ce qu’en plus de 400 ans, nous n’avons pas été en mesure de remédier à la situation? La réponse est pourtant simple : il est dur de changer les choses quand on ne reconnaît pas la réelle ampleur d’un évènement. La banalisation de l’Inquisition est responsable de la difficulté que nous éprouvons à changer la condition des femmes. La clé, la solution, sera de lever le voile et de regarder l’évènement en face, pour pouvoir réellement faire la paix avec ce passé sombre, et avancé ensemble en tant que société.

Je suis profondément choquée par le manque de considération devant la période de l’Inquisition. Et aussi de voir que les choses ne bougent pas, que la société se braque du moment que quelqu’un cherche à faire des changements au niveau des construits sociaux découlant de l’assujettissement des femmes. En tant que femme, je suis tous les jours confrontée aux conséquences de cette sombre période, directement, en les vivant, ou indirectement, en voyant mes consœurs les vivres. On parle du plus gros féminicide de l’histoire! Ce sont près de 60 000 femmes[2] qui ont été tuées sur la base de la sorcellerie, venant de l’imaginaire… À quel moment est-ce qu’on hoche de la tête en disant « Eh bien, c’était pas drôle en effet » sur un ton complètement détaché? Quand je regarde autour de moi, quand je demande aux gens ce qu’ils en pensent, je me retrouve confrontée à des gens qui n’en ont pas grosse opinion, qui embarque dans les banalisations entourant l’histoire des sorcières, ou encore qui ne voient pas le lien entre l’Inquisition et les conditions des femmes actuelles. Ça c’est quand on ne me dit pas que j’exagère, que je suis hystérique, que j’en mets trop ou encore que la condition des femmes est correcte telle qu’elle est, puisque nous avons supposément atteint une égalité entre les hommes et les femmes. C’est là que je prends conscience que mon opinion découle de mon éducation et de la sensibilisation aux causes féministes[3], mais aussi de mes observations de la société. Parce qu’en dehors des groupes militants, je ne me retrouve pas de manière générale dans l’opinion de la place publique (et encore, certains groupes sont beaucoup trop radicaux pour être aligné avec mes valeurs féministes militantes!). J’ai l’impression que le dossier de la condition des femmes a été classé. Et maintenant, on traite d’extrémiste la première femme qui ose parler un peu trop fort ou se mettre debout pour prendre sa place. Au fond, les choses n’ont pas tant changé…

Pour pouvoir changer une condition, nous devons être en mesure de la comprendre. Pour comprendre le phénomène de banalisation de la chasse aux sorcières, il faut se resituer dans le temps. L’inquisition a pris place dans le Moyen-Âge, de 1430 à environ 1680. C’était vers la fin du système féodal, au début de la prise du pouvoir par l’Église. La femme occupait à ce moment une place tout aussi importante que l’homme, elle travaillait, n’était pas soumise, bien au contraire. Le devoir conjugal était, dans ce temps, de prendre soin l’un de l’autre, que les échanges entre époux soient consensuels et jamais au détriment d’un des deux partis. À travers les années, nous avons entendu une tout autre version de la femme du Moyen-Âge, mais comme le dit si bien Armelle Le Bras-Choppard : « Il est important de démentir un tel credo, car, si la femme était cette poupée gonflée, subissant sans broncher les assauts du mari, comment expliquer les procès en sorcellerie qui partent au contraire du « désir insatiable »de la femelle, une vraie Marie-couche-toi-là qui s’accouple non seulement avec des hommes et des bêtes, mais avec l’être le plus repoussant, le Diable? » [4] Pour ce qui est de la « cause » de l’inquisition, ce pour quoi cet horrible évènement a eu lieu, je penche pour la théorie de Le Bras-Choppard : c’est la place grandissante de la femme, la prise d’autonomie de cette dernière qui a dérangé au point qu’on veuille toutes les réprimer. « L’état, qui se bâtira au masculin, doit d’abord, pour s’assurer la forme unisexe que nous lui connaissons encore largement aujourd’hui, enrayer toute possibilité de généralisation de l’autonomie et du pouvoir aux femmes. »[5] Il était important que les femmes « prennent leur trou » pour que les hommes puissent être au pouvoir. Mais pourquoi tuer? Pourquoi aller jusque là? Pour faire peur et assoir une domination. Comme le disait si bien Silvia Federici : « En même temps, c’était dans les chambres de torture et sur les buchers sur lesquels les sorcières périssaient que les idéaux bourgeois de la féminité et de la domesticité furent forgés. »[6] Quelle meilleure façon de montrer l’exemple qu’avec une exécution extrêmement tordue ! Je pense qu’il est aussi important de tenter de comprendre pourquoi l’inquisition a pris fin. La fin de l’inquisition correspond à l’émergence de la science et à la prise du pouvoir par l’État de droit. L’hypothèse qui me semble la plus plausible est que l’inquisition a pu prendre fin, parce que la société de droit s’occupait maintenant de l’assujettissement des femmes, en suivant les traces laissées par l’église. Plus besoins de mettre à mort les femmes, les mémoires seront traumatisées pour des centaines de générations à venir, et la gent féminine saura se tenir droite. Par la suite, ce sont les caricatures de la sorcière au nez crochu volant sur son balai, ou de la belle femme soumise, qui ont contribué à poursuivre la banalisation de l’Inquisition, le tout jumelé à un effet de masse important. Quand tout le monde semble trouver quelque chose d’anodin, il est normal que ça le devienne.

Se pencher sur le problème de la banalisation de la chasse aux sorcières est un sujet d’intérêt public. Il me semble que c’est essentiel de savoir, comprendre et reconnaître d’où l’on vient pour savoir où l’on va. Littéralement la moitié de la population est concernée par les conséquences découlant de l’inquisition, et la banalisation de cette dernière ne fait que prolonger le problème. Bien que la vérité soit difficile à voir en face, ce sera d’une importance capitale pour pouvoir apporter d’importants changements. Présentement, c’est comme si la société avait une fracture qui avait mal guéri. On doit recasser l’os pour pouvoir le faire reprendre plus proprement. Nous devons raconter, montrer, enseigner ce qui s’est passé lors de l’inquisition, pour être en mesure de défaire des construits sociaux qui n’ont plus leur place dans notre temps. En comprenant pourquoi ils ont été mis en place dans ce temps, il est facile de voir qu’aujourd’hui, le concept derrière le construit est désuet. Et quand quelque chose est désuet, il faut le remplacer.

La première institution qui devrait apporter des modifications à son cursus est, selon moi, l’éducation. La sensibilisation et la compréhension de ce genre d’enjeux passent par l’éducation. Dans les cours d’histoire, au secondaire, la question de l’Inquisition devrait être abordée plus en profondeur. Pour qu’on puisse éventuellement changer les choses dans d’autres institutions, comme l’économie, la politique, le marché du travail, la culture. Une fois les bases mises et les anciens construits sociaux défaits, nous pourrons passer à un autre dossier pour faire évoluer encore plus notre société. Peut-être que la compréhension de ces répressions faites envers les femmes nous fera être plus empathique et ouvert à la question autochtone, sujet tout aussi urgent et important.

Bibliographie

Chollet, M. (2018). Sorcières, La puissance invaincue des femmes. Paris : Zones Éditions La Découverte.

Ma RTS – RTS découverte. (2013). Histoire de la chasse aux sorcières. Repéré le 6 octobre 2021 à https://www.rts.ch/decouverte/dossiers/2010/sorcellerie/2630701-histoire-de-la-chasse-aux-sorcieres.html

Le Bras-Choppard, Armelle. (2006). Sorcière, Les putains du Diable, Le procès en sorcellerie des femmes. Paris : Plon.

Federici, Silvia. (2014). Calibant et la sorcière. Paris : Entremonde.


[1] Chollet, M. (2018). Sorcières, La puissance invaincue des femmes. Paris : Zones Éditions La Découverte.

[2] Ma RTS – RTS découverte. (2013). Histoire de la chasse aux sorcières. Repéré le 6 octobre 2021 à https://www.rts.ch/decouverte/dossiers/2010/sorcellerie/2630701-histoire-de-la-chasse-aux-sorcieres.html

[3] Féministes au sens de militante pour l’égalité entre les hommes et les femmes, pas de faire des femmes le sexe fort

[4] Le Bras-Choppard, Armelle. (2006). Sorcière, Les putains du Diable, Le procès en sorcellerie des femmes. Paris : Plon.

[5] Ibid

[6] Federici, Silvia. (2014). Calibant et la sorcière. Paris : Entremonde.

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