« Je me dis souvent que la seule raison pour laquelle nous ne sommes pas tous des sorciers est que nous n’avons pas tous été torturés. ». -Friedrich von Spree (1591-1695)2
Que cela soit au théâtre, au cinéma ou dans les livres, les êtres de l’univers fantastique ne cessent de passionner petits et grands. Or, nous avons tendance à oublier que plusieurs des figures mythiques qui habitent notre divertissement ont une histoire très sombre, puisque la plupart d’entre eux sont le résultat d’une banalisation collective des discriminations perpétuées envers des groupes sociaux marginaux. Dans ce texte, je vais tenter de comprendre le lien de corrélation entre les figures magiques populaires et les discriminations leur étant associées.
Quelques exemples pertinents
Commençons avec une figure fantastique des plus célèbres : la sorcière. Cette image de la vieille femme laide chevauchant son ballet pour aller s’accoupler avec le Diable ne date pas d’hier. Apparue à la fin du Moyen Âge, la sorcière fut l’excuse principale de l’Église et des gouvernements laïques pour réduire les pouvoirs de la femme. Car la chasse aux sorcières fut, avant toute chose, le résultat d’une hantise généralisé contre les femmes et d’une peur de la place grandissante de celles-ci dans la société. Ainsi, une femme vivant librement sa sexualité, pratiquant un métier ou osant tenir tête aux hommes était facilement condamnable pour sorcellerie. Du XVIe au XVIIIe siècle, l’inquisition condamna plus de 60 000 personnes aux bûchers pour sorcellerie, et celle-ci ne cessa que lorsque la règle de la femme au foyer fut établie de façon légale.
« La chasse aux sorcières fut une guerre contre les femmes : c’était une tentative concertée pour les avilir, les diaboliser et pour détruire leur pouvoir social. En même temps, c’était dans les chambres de torture et sur les bûchers sur lesquels les sorcières périssaient que les idéaux bourgeois de la féminité et de la domesticité furent forgés. »3
De la même façon, le changelin est aujourd’hui considéré comme l’explication fantaisiste au trouble du spectre de l’autisme. Cet être du folklore européen est le résultat malicieux des fées et des lutins, qui s’amusent à échanger les bébés humains contre l’un des leurs. Ainsi, l’enfant féérique est bien différent des autres de son âge; solitaire, il possède des difficultés à s’adapter à son corps humain, une alimentation propre à lui-même, une tendance à se poser des questions compliquées et y répondre, une incompréhension des concepts sociaux et la caractéristique de pleurer, rire ou proférer des propos étranges sans raison particulière. Les parents dont l’enfant était victime de substitution pouvaient l’abandonner dans les bois pour qu’il retrouve son chemin vers le monde enchanté, ou encore le jeter directement dans le feu, car les changelins étaient réputés pour brûler comme du bois. Ce qui a conduit à des massacres d’enfants, probablement non désirés ou frappés de diverses différences physiques et neuronales, sous le prétexte qu’ils auraient été non humains. Au XIXesiècle encore, on parle d’enfants maltraités parce qu’on les regardait comme des changelins issus du Diable, nuisibles au bon fonctionnement de la société moderne en pleine expansion.
Et des exemples comme ceux-ci, il en existe plusieurs. À la fin de la chasse aux sorcières, c’est le vampire qui a pris la place de la créature redoutée de tous, condamnant nombre de personnes atteintes de tuberculose ou de porphyrie à se terrer dans les cimetières. Sans oublier le célèbre gobelin, souvent vu comme une caricature antisémite, ou encore les maléfiques jötunn, possédant des attributs à la fois féminins et masculins et servant à expliquer l’existence des personnes queer et hermaphrodite dans la mythologie scandinave.
Les conséquences dans notre société moderne
Étant moi-même une personne considérée comme marginal par notre société, il est dans mon intérêt d’essayer de comprendre l’impact de cette problématique. D’autant plus que les conséquences de cet imaginaire institué se font encore beaucoup ressentir aujourd’hui. Par exemple, les femmes sont toujours prisonnières du paradoxe nuisant leur pleine liberté sexuelle. Aussi, les thérapies ABA, qui consistent à diverses méthodes de tortures pour retenir les enfants autistes et les contraindre à agir « normalement », sont encore légales au Canada. Personnellement, je suis d’avis qu’une société qui se dit inclusive se doit de faire un effort pour comprendre et s’adapter aux gens marginaux. En effet, plusieurs personnes socialement favorisées ont de la difficulté à comprendre que notre société moderne n’a pas été bâtie pour tout le monde. La différence est souvent source de peurs et de méfiances, mais celle-ci ne devrait pas venir intervenir dans les décisions d’ordres politiques ou sociaux.
Pendant des siècles, l’accusation de sorcellerie ou d’un quelconque trait fantastique a servi à exclure ceux dont la marginalité mettait en danger les institutions dominantes. D’un point de vue social, ce problème se retrouve notamment dans l’avènement du capitalisme, puisque ce type de société priorise le rendement par le biais de l’uniformisation des individus. Le problème, c’est que l’être humain possède une subjectivité et il n’est pas une simple machine que l’Église ou un gouvernement peuvent modeler pour produire un but. Il s’agit là d’un débat d’intérêt public, puisqu’il implique un changement drastique dans notre perception de notre fonction d’être humain. De plus, il nécessite une prise de conscience de la part des personnes qui ont été historiquement avantagées par les institutions en question.
Pour conclure, il est selon moi évident que notre société a encore beaucoup de travail à faire pour qu’on puisse qualifier celle-ci de bénéfique pour le développement de tous les individus. De nombreuses mentalités péjoratives, conséquences mêmes de l’imaginaire fabuleux institué, se doivent de disparaître des structures sociales et politiques modernes. Heureusement, de nombreuses personnes discriminées revendiquent aujourd’hui l’image fantastique leur étant historiquement attribuée comme un signe de lutte pour leurs droits.
MÉDIAGRAPHIE
1RACKHAM, Arthur. They all tickled him on the shoulder, illustration du livre « Peter Pan in Kensington Gardens », 1906.
2Nicola DE PULFORD, Le Manuel des Sortilèges, Distribution HMH-Hurtubise, 1998, page 8.
3Silvia FEDERICI, Caliban et la sorcière, Entremonde, 2014, Paris, page 403.