JOHN DEWEY
Le public et ses problèmes
Chapitre premier
LA RECHERCHE DU PUBLIC
(Extrait 2)
Nous prenons donc notre point de départ dans le fait objectif que les actes humains ont des conséquences sur d’autres hommes, que certaines de ces conséquences sont perçues, et que leur perception mène à un effort ultérieur pour contrôler l’action de sorte que certaines conséquences soient assurées et d’autres, évitées. Suivant cette indication, nous sommes conduits à remarquer que les conséquences sont de deux sortes; celles qui affectent les personnes directement engagées dans une transaction, et celle qui en affectent d’autres au-delà de celles qui sont immédiatement concernées. Dans cette distinction, nous trouvons le germe de la distinction entre le privé et le public. Quand des conséquences indirectes sont reconnues et qu’il y a un effort pour les réglementer, quelque chose ayant les traits d’un État commence à exister. Quand les conséquences d’une action sont confinées (ou crues confinées) principalement aux personnes directement engagées, la transaction est privée. Quand A et B discutent ensemble, l’action est une trans-action : tous deux sont concernés par elle : son résultat passe pour ainsi dire de l’un à l’autre. Mais les conséquences en terme d’avantage ou de préjudice ne s’étendent apparemment pas au-delà de A et de B : l’activité demeure entre eux; elle est privée. Cependant, si l’on montre que les conséquences de cette conversation s’étendent au-delà des deux personnes directement concernées, qu’elle affecte le bien-être de nombreuses autres, l’acte acquiert une capacité publique, que la conversation soit menée entre un roi et son premier ministre, entre un Catiline et un conspirateur allié, ou entre des marchants projetant de monopoliser le marché.
La distinction entre le privé et le public n’est donc d’aucune manière équivalente à la distinction entre l’individuel et le social, même en supposant que la seconde distinction ait un sens précis. De nombreux actes privés sont sociaux; leurs conséquences contribuent au bien-être de la communauté ou affectent son statut et ses perspectives. Au sens large, toute transaction menée de manière délibéré entre deux personnes ou plusieurs personnes est d’une qualité sociale. Elle est une forme du comportement en association et ses conséquences peuvent influencer des associations ultérieures. Un homme peut en servir d’autres, même dans une large communauté, en menant des affaires privées. Dans une certaine mesure, il est vrai, comme Adam Smith l’a soutenu, que la table de notre petit-déjeuner est mieux pourvue par les résultats convergents des activités des fermiers, des épiciers et des bouchers menant des affaires privées en vue d’un gain privé, qu’elle ne le serait si nous étions servis par un philanthrope ou par un esprit public. Les communautés ont été pourvues des travaux de l’art, des découvertes scientifiques, grâce au plaisir personnel que des personnes privées ont découvert en se livrant à ces activités. Il y a des philanthropes privés qui font de sorte que les nécessiteux ou la communauté entière profitent de leurs dons pour des bibliothèques, des hôpitaux et des organismes d’éducation. En bref, les actes privés peuvent être socialement précieux à la fois par leurs conséquences indirectes et par l’intention directe qui y a présidé.
Il n’y a donc aucune connexion nécessaire entre le caractère privé d’un acte et son caractère non social ou anti-social. En outre, le public ne peut être identifié à ce qui est socialement utile. L’une des activités les plus ordinaires de la communauté politiquement organisée a été de faire la guerre. Même les plus bellicistes des militaristes pourront difficilement soutenir que toutes les guerres ont été socialement utiles, ou nier que certaines d’entre elles ont été si destructrices des valeurs sociales qu’il aurait été infiniment mieux de ne pas les entreprendre. Cet argument en faveur d’une absence d’équivalence entre le public et le social, dans n’importe quel sens louable du social, ne repose pas uniquement sur le cas de la guerre. Je suppose que personne n’est suffisamment passionné d’action politique pour soutenir que cette dernière n’a jamais été à courte vue, stupide ou nuisible. Certains soutiennent même que quand des agents de l’État font quelque chose qui pourrait être fait par des personnes privées, il ne peut en résulter qu’une perte pour la société. D’autres, bien plus nombreux, protestent en disant que toute activité publique spécifique, qu’il s’agisse de prohibition, de droits de douane protecteurs ou de l’extension du sens donné à la doctrine de Monroe, est maléfique pour la société. De fait, chaque dispute politique sérieuse tourne autour de la question de savoir si tel acte politique est bénéfique ou nuisible pour la société.
De même que le comportement n’est pas anti-social ou non social pour la raison qu’il est entrepris de manière privée, il n’est pas non plus socialement précieux pour la raison qu’il est mené au nom du public par des agents publics. L’argument ne nous a pas conduits très loin, mais il nous a au moins montré qu’il ne faut pas identifier la communauté et ses intérêts avec l’État ou avec la communauté politiquement organisée. Et cette différenciation peut nous disposer favorablement à l’égard de la proposition avancée plus haut ; à savoir que la ligne qui sépare le public du privé doit être tracée sur la base de l’étendue et de la portée des conséquences d’actes qui sont si importants qu’elles nécessitent un contrôle, soit par prohibition, soit par promotion. Nous distinguons les bâtiments privés et publics, les écoles privées et publiques, les voies privées et les routes publiques, les biens privés et les fonds publics, les personnes privées et les fonctionnaires publics. Notre thèse est que la clé pour comprendre la nature et les fonctions de l’État réside dans ces distinctions. Il n’est pas sans importance que le mot «privé» soit étymologiquement défini par opposition avec «fonctionnaire» [official], une personne privée étant une personne dépourvue de position publique. Le public consiste en l’ensemble de tous ceux qui sont tellement affectés par les conséquences indirectes de transactions qu’il est jugé nécessaire de veiller systématiquement à ces conséquences. Les fonctionnaires sont ceux qui surveillent et prennent soin des intérêts ainsi affectés. Comme ceux qui sont indirectement affectés ne sont pas des participants directs à la transaction en question, il est nécessaire que certaines personnes soient distinguées pour les représenter et pour veiller à ce que leurs intérêts soient conservés et protégés. Les bâtiments, la propriété, les fonds et les autres ressources matérielles impliquées par l’exercice de cette fonction sont res publica, le bien commun. Le public, en tant qu’il est organisé au moyen de fonctionnaires et d’institutions matérielles qui prennent soin des conséquences indirectes, étendues et persistantes, des transactions privées, est le Populus.
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Dewey, John, Le public et ses problèmes, Gallimard, coll. folio essais, Paris, 2005.